Mistral AI n’est pas OpenAI : pourquoi tout le monde s’est trompé sur le discours d’Arthur Mensch
Et accessoirement, pourquoi personne n'a rien compris à certaines de ses explications sur l'émission Quotidien.
Quand Arthur Mensch, CEO et fondateur de Mistral AI, s’assoit face à Yann Barthès dans l’émission Quotidien, l’ambiance est à la fête : levée de fonds record (1,7 milliard d’euros), première “décacorne” française, partenariat avec un géant de la tech européenne (ASML). Sur le plateau, on parle du “chat Mistral” comme d’un concurrent direct à ChatGPT, et le public applaudit. J’avoue que même moi j’ai eu un sentiment de fierté quand j’ai vu Arthur Mensch se prêter à cet exercice, lui qui était encore assez discret il y a quelques mois. Problème : comparer ChatGPT et le Chat, c’est une lecture complètement fausse du projet. Et j’ai mis un peu de temps avant de le comprendre, mais il a fallu lire entre les lignes de ce que disait Mensch. Et force est de constater que beaucoup de personnes ont été paumées dans ses explications.
Le discours de Mensch, très technique, a été noyé dans une narration simpliste et des interruptions par des journalistes paumés incapables de laisser parler le chercheur plus de 14 secondes (non, je n’ai pas chronométré mais c’était agaçant). En réalité, Mistral ne cherche pas vraiment à concurrencer OpenAI sur le terrain grand public. Sa stratégie est industrielle, européenne, et elle repose sur une logique B2B que peu de spectateurs ont vraiment saisie. On va essayer de décrypter ça.
Le chat Mistral : un produit vitrine, pas un business model
Arthur Mensch a répondu très clairement à la question qui tue : “Le chat, c’est combien de votre chiffre d’affaires ?” Réponse : “À peine 10 %.”. Avec un ARR de 300 millions d’euros, Mistral AI se positionne comme le premier acteur européen capable de rivaliser sérieusement avec OpenAI, Anthropic ou des concurrents chinois comme Deepseek dans les grands modèles de langage.
Le chiffre crucial, c’est pas l’ARR - mais les 10%. Cela signifie que le chat Mistral – que tout le monde compare spontanément à ChatGPT – n’est pas le cœur du modèle. C’est une vitrine technologique, une interface qui permet de montrer ce que savent faire les modèles, mais qui ne rapporte quasiment rien. Il y a tout simplement fort à parier qu’Arthur Mensch s’en fout complètement de vouloir rivaliser avec OpenAI même si on doit lui poser la question 450 fois par jour. OpenAI a fait l’inverse : ChatGPT est son produit central, conçu pour être utilisé par des centaines de millions d’utilisateurs finaux et devenir une plateforme universelle.
Mistral, lui, n’a jamais prétendu jouer ce jeu-là. Peut-être au tout début ont-ils surfé sur la vague “il nous faut un chatbot européen, on est là”. Le chat de MistralAI sert à donner de la visibilité, à séduire les médias, à créer une communauté autour de l’open source. Mais le business, le vrai, se joue ailleurs. Un peu comme Amazon, dont le cloud est le moteur principal de rentabilité et de génération de cash pour Amazon, bien devant l’e-commerce et la publicité en ligne. Des sujets cloud que la majeure partie des gens ne comprennent même pas.
Un positionnement radicalement différent : l’IA industrielle et souveraine
Mistral ne vend pas des abonnements mensuels à un assistant. L’entreprise déploie des modèles d’IA open source et, surtout, une expertise humaine directement chez ses clients. Arthur Mensch a donné l’exemple d’ASML, le champion néerlandais de la lithographie, où les chercheurs de Mistral travaillent main dans la main avec les ingénieurs maison pour améliorer la précision des machines.
Ce modèle est hybride :
Des briques open source mises gratuitement à disposition (Mistral 7B, 8x7B, Mistral Large, etc.) qui deviennent des standards de marché.
Des intégrations sur mesure, où les experts de Mistral conçoivent avec le client des solutions adaptées à ses process critiques (supply chain, logistique, calculs physiques).
Un service clé en main, proche du consulting technologique, mais avec des marges comparables au SaaS.
Dit autrement : Mistral n’est pas une start-up “consumer tech” mais une société d’IA industrielle, qui vend de la souveraineté et de la performance aux grandes entreprises. D’ailleurs, le deal avec CMA CGM (partenariat à 100M $) illustre parfaitement la stratégie B2B de Mistral AI. Mensch l’expliquait mais je vous refais l’histoire : la compagnie maritime utilise ses modèles pour automatiser un processus complexe : la libération des conteneurs (“container release”), qui implique 15 étapes, 12 logiciels et de multiples validations humaines. En fait, Mistral déploie une IA capable d’orchestrer ces interactions, en coordonnant logiciels et opérateurs pour fluidifier le workflow. Et résultat : un gain massif d’efficacité opérationnelle, les équipes pouvant se concentrer sur la relation client plutôt que sur des tâches administratives répétitives. Donc clairement, Mistral AI est sur des projets de transformation - pas sur un unique chatbot utilisé par monsieur tout-le-monde. Et enfin, en France, nous avons une start-up avec un produit tech ayant de l’avenir, ce qui change des start-up pourries vendant des chaussettes connectées et biberonnées par la BPI depuis 10 ans (pour être non profitables à la fin). Les start-up doivent être créées par des chercheurs (comme chez Mistral) car elles sont des solutions technologiques répondant à des réalités business - elles ne devraient pas être créées uniquement par des alumni d’écoles de commerce voulant créer une start-up pour ubériser un énième marché poussiéreux. Non mais sans blague.
L’investissement d’ASML : une alliance stratégique
C’est ici que la levée prend tout son sens. ASML est un acteur que peu de Français connaissent, mais dont dépend toute l’industrie mondiale. Ses machines de lithographie EUV (extrême ultraviolet), vendues 380 millions d’euros pièce, sont les seules au monde capables de graver les semi-conducteurs avancés utilisés par Nvidia, TSMC ou Intel. Sans ASML, pas de puces modernes.
En entrant au capital de Mistral pour 1,3 milliard, ASML ne cherche pas à lancer un “ChatGPT néerlandais”, mais à intégrer de l’intelligence artificielle dans ses propres machines. Les modèles de Mistral vont servir à optimiser le contrôle des plasmas, la précision des gravures, la maintenance prédictive. Bref, à améliorer la productivité d’un outil industriel dont dépend la planète entière. Mistral, eux, sont en train de faire des paris similaires à ceux d’OpenAI (ou même Cisco à une époque plus lointaine) : ne plus vouloir dépendre d’autres acteurs sur des sujets hardware. La vision idéale, c’est de contrôler toute la chaîne de bout en bout : hard et soft. Mais ça reste une vision, ne me faites pas dire ce que j’ai pas dit.
Ce partenariat illustre parfaitement la stratégie de Mensch : ne pas construire un produit grand public, mais devenir l’IA embarquée des champions industriels européens. Mensch est loin d’être stupide : concurrencer OpenAI ou Gemini sur le grand public est une guerre perdue d’avance. Anthropic l’a bien compris en proposant aussi un produit plus adapté aux tech et aux dev. Mistral, eux, s’orientent vers l’industrie et c’est très smart de faire ce pari.
Pourquoi le discours n’a pas été compris
À la télévision, le format court pousse à simplifier. On montre un chatbot, on le compare à ChatGPT, on applaudit la levée de fonds. Mais Arthur Mensch parlait d’autre chose :
de souveraineté numérique (ne pas dépendre exclusivement d’OpenAI ou d’Anthropic pour les modèles),
de verticalisation (travailler avec des champions industriels comme ASML ou CMA-CGM),
et d’un modèle économique hybride (open source gratuit + services facturés cher).
Ce décalage a créé l’incompréhension. Là où le public a entendu “Mistral = le ChatGPT français”, Mensch expliquait : “Mistral = l’IA industrielle européenne.” Et forcément, personne n’a rien compris.
Le contraste avec OpenAI : une question d’échelle
Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
OpenAI a déjà levé des dizaines de milliards en à peine 3 ans et vise 174 milliards de revenus en 2030, dépense 8 milliards par an en entraînement, et se valorise désormais à 500 milliards sur le marché secondaire. ChatGPT est son produit phare, conçu pour devenir un portail universel.
Mistral atteint une valorisation de 14 milliards après son tour avec ASML. Ses revenus viennent de contrats B2B, très lucratifs mais sans commune mesure avec la scale d’OpenAI. Son ambition est de bâtir un standard européen dans des niches stratégiques : industrie lourde, logistique, finance régulée.
Comparer les deux, c’est donc comparer un boxeur et un judoka. Les deux sont en sports de combat et les deux sont bons en bagarre. Mais ils n’ont pas les mêmes méthodes ni les mêmes objectifs. OpenAI est une plateforme globale de masse, Mistral une “deeptech” B2B européenne.
Une bataille politique autant qu’économique
Il faut aussi lire entre les lignes : Mistral est devenu un projet politique. J’en parlais déjà il y a quelques mois. Emmanuel Macron (qui est le 1er Sales de Mistral AI), Bpifrance et désormais ASML s’en servent comme symbole de souveraineté européenne. Les États-Unis ont OpenAI, l’Asie a ses champions, et l’Europe ne peut pas se contenter d’importer des solutions.
Mensch joue ce jeu avec habileté : il a compris qu’en France et en Europe, un narratif souverainiste était la clé pour lever massivement et obtenir des contrats stratégiques. D’où l’impression, au Quotidien, d’un discours calibré, presque “politique”. C’est très probable qu’avec tout cet argent levé, Mensch a pu se payer des experts en communication pour avoir le best discours ever sur ces sujets si chers à la France. Mais cette dimension n’enlève rien au fond : Mistral n’est pas une alternative grand public, c’est une pièce dans la chaîne de valeur industrielle européenne.
Bref : il faut comprendre la vraie bataille
Le malentendu médiatique est révélateur : en France, on confond encore l’IA avec “un chatbot sympa qui répond à nos questions”. Or la bataille de Mistral est ailleurs : équiper l’industrie européenne, intégrer l’IA dans des process critiques, et bâtir une alternative crédible dans des secteurs régulés.
OpenAI veut être l’interface universelle. Mistral veut être le moteur industriel.
Et c’est peut-être cette différence, moins glamour mais plus stratégique, qui fera sa réussite.