Figma entre en Bourse : Revanche sur Adobe ou point de bascule pour le design collaboratif ?
Est-ce que Figma s’introduit en Bourse pour lever des fonds...ou pour régler ses comptes ?
Douze ans après sa création, et moins de deux ans après avoir échappé de justesse aux griffes d’Adobe, Figma vient officiellement de déposer son dossier d’introduction en Bourse. L’entreprise prévoit de s’introduire sur le NYSE sous le ticker symbol FIG, mais n’a pas encore communiqué la date exacte de son IPO. Ce flou stratégique peut être volontaire : maintenir l’effet de surprise, jauger le marché, ou simplement finaliser les derniers détails juridiques. Ce qui est certain, c’est que cette opération marque un tournant pour l’un des éditeurs de logiciels les plus iconiques de la décennie.
Une IPO qui sonne…comme une revanche
Le deal avorté avec Adobe en 2023, censé valoriser Figma à 20 milliards de dollars, a tourné à la farce réglementaire : bloqué par les autorités britanniques et européennes, il a débouché sur une amende d’un milliard de dollars versée par Adobe à Figma. Pour la startup, c’est moins un échec qu’un révélateur de puissance : trop stratégique pour être absorbée, trop risquée pour la concurrence, trop importante pour être ignorée.
Et cette IPO le confirme. Figma affiche 749 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2024, en hausse de 48 %, et 228 millions dès le Q1 2025, avec une rentabilité exceptionnelle : près de 45 millions de bénéfices nets en un trimestre. Dans le monde du SaaS, ce niveau de croissance combiné à de la profitabilité est tout simplement rarissime. Incroyable d’ailleurs qu’en février dernier, Forbes ne parlait pas de Figma (ni dans son Tier 1, ni dans son Tier 2) dans la liste des entreprises tech proches d’une potentielle IPO.
La fin de l’innocence : Figma devient une entreprise publique
En se listant au NYSE, Figma change de catégorie. Ce n’est plus une scale-up bien aimée de la tech, c’est une entreprise cotée, scrutée par les analystes, soumise à la pression trimestrielle des résultats, aux règles de transparence financière, à la gestion du "stock price" comme KPI implicite.
Et c’est justement là que les choses se corsent. Car ce qui faisait la force de Figma c’était ça : sa culture produit, son tempo d’innovation, sa capacité à désintermédier les workflows design-tech-marketing. Tout ça pourrait bien se heurter aux exigences d’un nouveau cycle financier. Dylan Field, fondateur et CEO de Figma, n’est pas un débutant. Il anticipe ces tensions dans sa lettre aux investisseurs : il prévient qu’il continuera à faire des paris jugés "irrationnels" à court terme, notamment sur l’IA ou les fusions-acquisitions. Un langage peu commun, presque subversif, à destination de la finance traditionnelle. Le message est clair : Figma ne veut pas devenir un Adobe-bis. Elle veut tracer sa route, mais pour combien de temps cette façon de penser sera encore possible ?
L’arme de l’IA… et la tentation du tout-en-un
Figma mise massivement sur l’intelligence artificielle. Rachat de la startup Diagram, nouvelles fonctionnalités d’automatisation, exploration de la génération de code ou de sites web avec Figma Sites, sans oublier des investissements ponctuels dans les crypto-actifs.
Dit autrement, ou plus clairement, Figma ne veut plus être “juste” l’outil préféré des designers. Elle veut devenir la plateforme centrale du product building, de l’idée au prototype, du prototype au produit, du produit au site live. Un peu ce que Notion tente côté docs ou ce que Webflow revendique pour le no-code.
Mais cette ambition comporte tout de même un risque : complexifier une plateforme qui s’était justement imposée par sa simplicité. C’est un pari risqué et c’est aussi ça qui fait que vous utilisez Google plutôt que Yahoo! de nos jours. Donc l’unification de l’expérience, oui. L’empilement de fonctionnalités, non. C’est là qu’Adobe a trébuché – et c’est le piège que Figma devra éviter.
Vers un duel mondial… ou vers un oligopole du design ?
Aujourd’hui, Figma revendique 13 millions d’utilisateurs mensuels et 450 000 clients payants, dont plus d’un milliers qui génèrent plus de 100 000 $ de revenus par an. Elle est utilisée par 95 % du Fortune 500, et ses clients vont de Microsoft à Duolingo, de Spotify à Doctolib. C’est une base installée phénoménale, à la fois large (marketing, produit, dev) et profonde (design systems, collaboration, intégration logicielle). De multiples cas d’usages répertoriés qui laissent penser que la start-up (peut-on encore parler de start-up d’ailleurs ?) californienne a de très beaux jours devant elle.
Mais la concurrence s’organise. Parce que pendant ce temps, Adobe Ventures a investi dans la vidéo (Synthesia), Canva monte en gamme, et des alternatives open source comme Penpot attirent les puristes. Figma ne pourra pas se reposer sur son avance : elle est dans un océan rouge dans lequel la guerre fera rage. Elle devra donc sans cesse prouver sa supériorité fonctionnelle et son ROI.
À l’international, Figma réalise déjà 53 % de son chiffre d’affaires hors US, avec une majorité d’utilisateurs non-designers. C’est très rassurant et cela s’ajoute aussi fait que ce n’est plus une "design company". C’est une collaboration company. Et c’est peut-être là sa vraie force : dépasser la verticalité métier pour devenir la glue des organisations numériques.
Et maintenant ?
L’introduction en Bourse de Figma va être observée comme un baromètre du retour en grâce des IPO tech. Après les années sombres (post-2022), le marché semble réouvrir timidement. Des acteurs comme CoreWeave, eToro, Circle ont déjà franchi le pas tout doucement. Rubrik avait donné aussi de la confiance et on attend aussi une IPO explosive de Databricks (doit-on encore l’attendre ?). Figma pourrait être une nouvelle success story qui redonne confiance aux VCs et relance le cycle de l’innovation.
Mais ce sera aussi un test : Figma peut-elle grandir sans perdre son âme ? Cela ne sera pas simple : Google disait initialement ne pas vouloir faire de publicité (à ses débuts), cette stratégie a changé dès les premières années, car la publicité est devenue essentielle à son modèle économique et à son succès mondial. Et Figma ? Peut-elle résister à la tentation de devenir une suite tentaculaire ? Peut-elle affronter Adobe et Canva sans sacrifier ce qui l’a rendue unique : sa vitesse, sa clarté, sa communauté ? Autant de questions en suspens, mais qui vivra verra.
Bref…une IPO offensive, mais pas sans risques
Figma n’est plus une pépite. C’est une entreprise robuste, internationale, rentable et ambitieuse. Mais cette nouvelle phase l’oblige à jouer un jeu plus politique, plus public, plus capitalistique. Elle gagne en puissance, mais aussi en exposition.
Pour les utilisateurs, c’est peut-être la meilleure des nouvelles : plus de moyens, plus de stabilité, plus de fonctionnalités. Mais pour l’équipe dirigeante, c’est évidemment une pression de tous les instants.
L’IPO c’est comme avoir le Bac. Ce n’est pas une fin. C’est un début. Et cette fois, Figma n’a plus du tout droit à l’erreur.
(Cet article reflète une opinion personnelle et ne représente en rien la position de mon employeur.)
Sources principales : CNBC, Reuters, FastCompany, TechCrunch, The Verge, FrenchWeb, S1 officiel.
Écrit avec passion, analyse et un soupçon de thé à la menthe (5 sucres évidemment).